"Ruin Porn" le terme n’est pas joli mais il pose assez clairement les enjeux du débat.
Etant donné une ville abandonnée ou supposée comme telle, étant donné une fascination brute et mondiale pour son architecture comment qualifier le sous-genre photographique qui s’y est développé depuis plusieurs années et qui fait de ses ruines son sujet exclusif ?
En 1930, Detroit est la 4ème ville des Etats-Unis. En 1950, sa population approche les 2 millions. "Motor city" est alors l’une des villes les plus riche d’Amérique, moderne et attirante où s’invente la middle-class américaine.
A partir de 1950 la population de la ville évolue à grande vitesse. Les familles blanches quittent la ville pour les banlieues bientôt remplacées par des familles noires, souvent venues du sud, à la recherche d’emploi peu qualifiés dans la prospère industrie automobile. En 1967, les plus graves émeutes raciales de l’histoire américaine (près de 50 morts) accélèrent le mouvement : c’est le "white flight".
Cette recomposition sociale et raciale est contemporaine d’une recomposition industrielle : sous-traitance à l’échelle nationale avec délocalisation d’activités vers le sud, automatisation partielle de la production puis concurrence accrue avec les modèles étrangers. L’activité économique et le nombre d’emploi diminuent de façon importante. En 2010, la population de la ville n’est plus que de 800.000 habitants.
Ces départs massifs ont eu des conséquences colossales : des milliers de maisons, des centaines de commerces, des dizaines d’écoles, de lycées ou de bibliothèques, une gare magnifique, des usines et la moitié des immeubles du centre-ville ont été abandonnés. Murées et gardiennées, laissés ouvertes et squattées, détruites ou incendiées, les "Ruines de Détroit" font figure d’anomalie incompréhensible au cœur de la richesse du premier monde américain.
Des milliers de clichés, très beaux, très fascinants ont été diffusés, exposés et ont redéfinis l’image de Detroit. Ces images (visibles également sur ce blog) montrent la même ville pourrissante et désertée et des architectures d’une qualité incroyable subitement abandonnées par leurs occupants. Partis en un instant, ceux-ci ont même parfois abandonnées leurs effets personnels.
Accident nucléaire, épidémie virale ou quelconque malédiction, les sous-titres explicatifs donnent la réponse en petites lettres. Les fascinants clichés exposent froidement les ruines d’une ville qui fut mais qui n’est plus. Comme les ruines de Rome avaient leurs visiteurs et leurs artistes (que l’on se souvienne du prix de Rome), Detroit a désormais les siens. Si la contemplation des vestiges antiques a nourri l’imaginaire occidental pendant 5 siècles, que signifie cet intérêt nouveau pour le déclin industriel américain ?
Un témoignage clinique à l’image du très beau travail de Yves Marchand et Romain Meffre, des allégories hallucinées comme les clichés de Andrew Moore, un atout touristique décalé ou une exploitation cynique et pornographique, réductrice et insultante comme le pense John Patrick Leary dans son essai "Detroism" ?
Plutôt que de résoudre ce débat qui s’ouvre, et qui est d’ailleurs relativement passionnant, nous essaierons ici de décrypter et de comprendre ce spectacle. Si le travail photographique a réussi à élever au statut d’icône certains de ces bâtiments abandonnés (la gare de Detroit est une visite presque incontournable) leur contextualisation, par un effet de zoom arrière, apporte d’autres éclairages.
Car comme nous le confiait philosophiquement le gérant et fondateur de la boutique de T-shirt Gizmo à Royal Oak
« I don’t care what makes people come here, as long as they keep coming… »
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